Une gestion responsable des données, ça commence avec vous ! – par Ben Parker

Découvrez la version française de l'éditorial rédigé par Ben Parker, rédacteur en chef à The New Humanitarian, une agence de presse spécialisée dans la couverture médiatique des crises humanitaires. Cet article fait écho à son intervention durant la plénière du GeOnG 2020 et souligne le rôle que les acteurs humanitaires ont à jouer pour une gestion responsable des données.

 

Cet article est la traduction en français d’un éditorial rédigé par Ben Parker et initialement publié par The New Humanitarian, une agence de presse spécialisée dans la couverture médiatique des crises humanitaires. Cet article est basé sur l’intervention réalisée par Ben Parker lors de la session introductive de la conférence GeOnG 2020 le 2 novembre dernier. Découvrez la version originale disponible en anglais ici. The New Humanitarian n’est pas responsable de l’exactitude de la traduction qui a été réalisée par une bénévole et une employée de CartONG.

 

« Chacune de vos données provient d’une source, a une histoire, porte un bagage. »

 

Au début de ma carrière, j’ai mis le pied à l’étrier en faisant des diagrammes à barres. À l’époque (disons que c’était avant l’ère Windows), les patrons étaient très impressionnés. Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis.

Les gens adorent toujours autant les diagrammes et les cartes. Les patrons les aiment. Les bailleurs les aiment. Dans ce monde souvent déprimant de l’action humanitaire, les données scintillent.

Mais vu la façon dont le monde a évolué, il est nécessaire d’aborder la question des responsabilités en ce qui concerne les données. Mésinformations et désinformations se succèdent. Les données peuvent être, et sont, transformées en armes de bataille.

De nos jours, mon travail consiste encore à utiliser de temps en temps des diagrammes à barres. Mais il s’agit surtout de mots, et de journalisme. Notre objectif, au sein de The New Humanitarian, est d’informer les décideurs. Nous ne faisons pas de recommandations, mais notre but est de fournir les ingrédients facilitant une meilleure prise de décision.

Nous sommes l’une des rares organisations de presse à être spécialisée dans ce secteur. L’un de nos arguments principaux est que nous le faisons sans nivellement par le bas : cela est peut-être un peu moins séduisant et moins à même de déclencher les clics que d’autres peut-être, mais nous ne faisons pas dans la caricature pour nos lecteurs.

Personne ne peut prétendre à une neutralité absolue en matière de journalisme. Pour autant, nous essayons de faire face à nos préjugés tout en laissant de côté les mauvaises habitudes dont les médias et les acteurs de l’aide humanitaire et du développement peuvent se rendre coupables.

Il s’agit là de principes journalistiques assez conventionnels : non seulement un engagement pour l’exactitude, mais aussi un soin apporté à la qualité de la source, un sens de l’équilibre et une appréciation du contexte plus large.

Étant donné qu’une grande partie de la documentation sur les crises et sur l’aide d’urgence est désormais basée sur des chiffres, des cartes et des graphiques, ces valeurs ne sont pas seulement importantes en elles-mêmes, mais la manière dont ces données sont présentées l’est tout autant.

 

Les chiffres ne sont pas neutres

Voyez-vous, vos cartes, vos enquêtes, vos graphiques COVID-19, vos infographies, rien de tout cela n’est neutre.

Vos données viennent toutes de quelque part : elles ont un passif, elles portent un bagage rempli d’inévitables erreurs et d’inévitables estimations. Lorsque vous les mettez ensemble, vous commettez vous aussi des actes de journalisme, des actes d’analyse. Votre politique institutionnelle, ainsi qu’une série de facteurs économiques, sociaux et culturels sous-jacents, se déversent dans ce lac de données.

Dans le contexte actuel de crises à multiples facettes, le gestionnaire de l’information et l’ingénieur des données doivent également être maîtres de l’influence qu’ils exercent : dès que vous commencez à concevoir des bases de données, à élaborer un questionnaire, à coder un modèle, vous prenez position.

 

J’aurais dû dire quelque chose

Voici un exemple tiré de mon passé.

Je travaillais dans un pays en guerre civile où les agences humanitaires cherchaient à apporter de l’aide aux deux camps. Le siège de mon organisation exigeait des chiffres sur le nombre de personnes que nous aidions sur la ligne de front. Lorsque nous avons conçu un diagramme, la direction n’était pas satisfaite. L’aide apportée au gouvernement semblait beaucoup plus conséquente (c’était le cas).

Nous avons fini par leur donner un diagramme différent, basé sur le nombre de villages plutôt que sur le nombre de personnes. Comparer le nombre de villages mobilisés permettait de raconter une bien meilleure histoire : en réduisant la taille des diagrammes, le même nombre de personnes apparaissait comme plus grand du côté de l’opposition. C’était trompeur, fourbe. Mais le siège était plus satisfait. On peut supposer qu’un bailleur ait été rassuré en entendant ce qu’il voulait entendre.

Mon collègue, cartographe et responsable des données, et moi-même nous sommes sentis un peu malhonnêtes, en fin de compte.

C’est le genre de petit arrangement avec la vérité, de perversion, de distorsion, que vous pouvez reconnaître. Vous savez quelle est la différence entre une présentation honnête des données et une présentation manipulée. Qui mieux que vous pourrait s’en rendre compte ?

Ne soyez pas l’humanitaire qui regarde dans son passé en regrettant, et en disant « J’aurais aimé faire plus d’efforts pour y mettre un terme. »

 

Les inconnues inconnues

Il est temps de donner un nouvel exemple plus contemporain : des statisticiens britanniques financés par le budget d’aide britannique développent des algorithmes pour compter automatiquement le nombre de vaches au Soudan du Sud à partir d’images satellites, car les estimations actuelles sont dépassées et peu fiables.

À première vue, c’est intelligent, utile et inoffensif. Mais il ne serait pas totalement surprenant de lire dans six mois que le projet ait rencontré des difficultés. Des milliards de dollars de richesses sont en jeu et les vaches ont une profonde signification culturelle. Les terrains et les dynamiques de conflits sont intimidants. À leur décharge, les scientifiques ont détecté au moins un risque majeur : publier la localisation des troupeaux pourrait être une invitation aux pilleurs de bétail. Mais qui sait ce qui pourrait bien se passer d’autre ?

 

 « Mon collègue, cartographe et responsable des données, et moi-même nous sommes sentis un peu malhonnêtes, en fin de compte »

 

C’est un point que Nathaniel Raymond, de l’université de Yale, a bien fait valoir : comment pouvez-vous agir sans nuire envers autrui si vous ne savez pas identifier ce qu’est une nuisance ?

Cette réflexion appelle à une certaine humilité dans le secteur humanitaire, et à la retenue. C’est une autre raison pour les professionnels de la donnée de dire : « avons-nous seulement pensé à toutes les façons dont cela pourrait mal tourner et, si ce n’est pas le cas, qui pourrait nous aider à y réfléchir ?

 

Garder les pieds sur terre

Il existe une multitude de directives sur les données dans les contextes humanitaires : les Principes pour le développement numérique, le « Signal Code » de Harvard, le rapport de huit pages de l’OCHA sur les responsabilités éthiques. En attendant, le CICR en est déjà à la deuxième édition de son Manuel sur la protection des données dans l’action humanitaire : 312 pages, Mesdames et Messieurs. Tous ces documents méritent votre attention.

Il est à noter que les organismes d’aide et les bailleurs portent désormais une attention accrue à la protection des données et au concept de « responsabilité des données« , en particulier suite à la révélation de plusieurs défaillances et de plusieurs controverses. Les dirigeants des organismes d’aide sont officiellement responsables de ce qu’ils font des données, bien entendu, et les choses s’améliorent.

Tout ceci est bien trop important pour être laissé à des conseils d’administration et exécutifs trop lents. Nous comptons sur l’intégrité individuelle des journalistes, ainsi que sur celle de leurs rédacteurs en chef et patrons, pour ne pas nous induire en erreur. Étant donné que le domaine des données est très mal compris et très peu supervisé, les personnes qui traitent ces données ont aussi un rôle majeur à jouer pour que leurs institutions restent honnêtes.

N’attendez pas le comité consultatif de luxe. Ne restez pas bloqué sur le manuel de 300 pages. Vous pouvez commencer à tout moment, en le disant simplement à votre patron, votre manager, votre directeur :  « Je pense qu’il faudrait peut-être repenser tout cela. »

Nous devons mieux faire ce genre de choses. Vous êtes la première ligne de défense. Les valeurs des données doivent refléter vos valeurs.

This article was originally published by The New Humanitarian, a news agency specialised in reporting humanitarian crises. Read the article in English here. The New Humanitarian is not responsible for the accuracy of the translation.

Cet article a été originellement publié par The New Humanitarian, une agence de presse spécialisée dans la couverture médiate des crises humanitaires. Découvrez l’éditorial en version anglaise ici. The New Humanitarian n’est pas responsable de l’exactitue de la traduction. La vidéo de la session plénière du GeOnG 2020 est consultable ici.